Journaliste en herbe, je me suis vu confier par ma rédaction le choix d’un sujet qui touchait, de préférence plus de près que de loin, le quotidien de mes semblables prévôtois. Boutade ou non, le mot d’ordre était clair; le thème qu’il me fallait trouver se devait de commencer par la lettre «P». Facile me suis-je dit. J’étais alors loin de m’imaginer la difficulté de ma tâche.
L’échéance approchait et toujours pas d’idée en tête qui soit concrète, intéressante et surtout réalisable dans ces délais. On parle de syndrome de la page blanche dans le métier parait-il. Entre nous, ça ne m’a pas aidé de connaitre le mot pour exprimer le pétrin dans lequel je m’étais fourré. Malgré une nuit entière à me triturer l’esprit, rien. Un manque total d’inspiration digne d’un asthmatique à l’agonie! C’est alors les yeux cernés mais le cœur plein d’espoir, que je décide d’effectuer un genre de pèlerinage en direction du Pavillon. C’est une habitude que j’ai prise lorsque mon esprit se perd un peu dans une impasse.
Pèlerinage au Pavillon
Milieu de l’après-midi, sous le soleil d’une belle journée de mars, je gare mon véhicule au stand de tir et entame ma prometteuse ascension. Moi qui espérais rapidement pouvoir me perdre dans mes pensées et peut-être même trouver la solution à mon problème existentiel avant d’arriver à destination, j’étais loin de me douter que ça allait être tout sauf un long fleuve tranquille. Je crois n’avoir jamais croisé, dépassé, salué autant de monde que ce jour-là ! A croire qu’ils s’étaient passé le mot!
La succession des rencontres au cours de mon périple était si hétéroclite qu’au lieu de laisser vagabonder mon esprit à la quête du «Saint Graal», je me suis surpris à mettre en scène, dans ma tête, le film ô combien typique des personnes qui empruntent fréquemment ce chemin. Tout d’abord, le grand monsieur filiforme et son abominable chien roux; de vrais compères. Ensuite, le couple d’adolescents, vautré sur un banc, moins occupé à étudier les différentes essences des arbres qu’à s’explorer mutuellement les amygdales. Après est venu le tour de la jeune maman avec sa poussette «high tech». Pneus profilés, suspensions avant-arrière. Prête pour l’aventure. Bientôt dépassée mais péniblement par un petit groupe de demoiselles en survêt et boucles d’oreilles pour qui faire le Parcours Vita signifie tout simplement papoter en marchant dans la forêt. Mais le clou du spectacle est sans doute à mettre à l’actif de l’escadron des déambulateurs errant à proximité de l’hôpital. Tout bien réfléchi, la famille de «Bourbines»… de Suisses allemands que j’ai croisée en arrivant au Pavillon en valait également le détour. Les parents, lunettes de soleil et bâtons de ski en mains. Les deux petites têtes blondes, lunettes de soleil et tartines à la pâte verte (?!?) dans la bouche. Bref, enfin arrivé et surtout enfin seul. Idéal pour admirer la vallée de Moutier et l’atmosphère qui s’en dégage en cette fin d’après-midi. Je me cale sur un banc et ferme paisiblement les yeux…
«Je vous parle d’un temps que les moins de 120 ans ne peuvent pas connaitre»
Je me réveille, secoué par la main d’un quinquagénaire moustachu élégamment vêtu à l’ancienne. En observant autour de moi, je remarque très vite que quelque chose cloche. Peu de bruit sinon celui provenant de la forêt, plus de barrière de sécurité, une grande plaque flambant neuve fixée à l’édifice indiquant: «Inauguration du Pavillon des Golats par la Société d’embellissement. 6 juillet 1904.» et surtout la vision d’un village en lieu et place de ma ville de Moutier. Je suis proprement sur le cul. Alors cela serait-il réellement possible de voyager dans le temps?
Je me concentre plus longuement sur la vue qui m’est offerte à la recherche de points de repère. L’image devant mes yeux me semblent à la fois familière et étrangère. Certes, je reconnais ces montagnes mais pas ces rues poussiéreuses peuplées de bien davantage de piétons et de chars-à-pont tractés par des chevaux ou des bœufs que d’engins à moteur. Je distingue une petite gare, la vieille Ville avec le Chicago et surtout un grand rassemblement devant le «Vieux collège». L’homme qui ressemblait un peu à Charlie Chaplin m’explique qu’on est en fait le 2 octobre 1904, jour de l’inauguration officielle du nouveau collège. Au moins désormais, j’arrive à situer mon délire sur l’échelle du temps… Il faut vraiment que je dorme me suis-je dit!
Je lui explique ce qu’il m’arrive et le questionne sur un tas de chose qui me turlupine. Il me raconte qu’il en a déjà entendues de belles par le biais de son travail au «Petit Jurassien» mais que mon histoire est plutôt celle d’un fou excentrique, celle d’un de ces originaux qui viennent d’on ne sait où. Voilà qui m’a fait doucement sourire. Bref, il répond tout de même à mes interrogations et m’apprend que Moutier est un village d’un peu plus de 3000 âmes en pleine transformation et vivant une crise structurelle importante. Ah comme quoi certaines choses n’ont pas changé!
Le village de Moutier de 1904 est alors composé d’une population rurale importante et l’agriculture y occupe de nombreux habitants. L’industrie horlogère semble être au centre du tissu économique local tout comme la Verrerie, plus ancienne industrie prévôtoise me raconte-t-il. L’industrie des machines, quant à elle, n’en est qu’à ses débuts. Ni Tornos ni Becheler ni Pétermann dans le paysage.
Sans calculer le moins du monde mon geste, je me permets une petite réflexion au sujet de la moustache de mon interlocuteur. Vraisemblablement, il n’était pas homme à rire de lui-même. Il m’empoigne vivement et… J’ouvre les yeux.
Retour vers le futur
A mes côtés, une petite bande de jeunes, équipés jusqu’à l’appareil dentaire pour camper, me demande si je n’aurais pas une feuille à rouler. Ce n’est pas un crime de réveiller quelqu’un qui n’avait pas dormi depuis 48 heures pour ça? Me voilà donc de retour à mon époque. Je m’étais assoupi quelques heures ça ne fait aucun doute. Au loin, j’entends le sifflement d’un train qui entre en gare. C’était l’ICN en provenance de Bienne. Je regarde l’heure sur mon smartphone. Il est 20h07. Troublé par l’expérience que je venais de vivre, je ne peux à présent que regarder Moutier différemment du haut de ce perchoir. Les ados, tout excités, me font part de leur décision de passer la nuit là-haut pour rencontrer la créature mi-loup mi-ours aux yeux rouges ou encore la dame blanche. Comme le soleil s’est déjà couché et qu’il fait beaucoup trop froid à mon goût, je n’insiste pas et les laisse avec leurs légendes urbaines.
J’entame alors la descente en espérant que la batterie de mon téléphone tiendra le coup jusqu’en bas. En chemin, je croise à nouveau le grand type et son chien roux; une lampe frontale comme la cerise sur le gâteau. Puis, je récupère ma voiture au stand et rentre chez moi.
Plus tard dans la soirée, je sors sur mon balcon pour griller une clope et en profite pour admirer ce Pavillon tout illuminé. Je le vois souvent mais c’est peut-être la première fois que je le regarde vraiment. Et soudainement un fameux poème prévôtois me revient à l’esprit. Il dit: «Pavillon, Pavillon, Pavillon, édifice bienveillant et majestueux, tu es comme notre ange gardien le phare de notre cité». Et là je réalise que je tiens enfin mon sujet et m’en vais me coucher.