L’éternel retour
En 1881, alors qu’il découvre le petit village de Sils Maria, Friedrich Nietzsche prend les premières notes qui seront à l’origine du «Gai savoir». Si le philosophe entretiendra par la suite un rapport privilégié avec ce bourg des Grisons perché à 1800 mètres d’altitude, c’est essentiellement parce que le paysage alentour et la célèbre formation nuageuse qui naît au col de la Maloja («le Serpent de Maloja») le fascinent, au point de lui avoir donné l’intuition de la doctrine de «l’éternel retour» («Ewige Wiederkehr»), l’une des pensées les plus complexes de sa philosophie. Dans le paragraphe 341 du «Gai savoir», il représente cette pensée de la manière suivante: «Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait: “Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre – et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau – et toi avec lui, poussière des poussières!” – Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi?»
De l’autre côté du miroir
En brossant le portrait de Maria Anders (Juliette Binoche), cette actrice qui accepte de retourner sur les planches pour interpréter le rôle d’Helena, une femme mûre à laquelle elle avait donné la réplique étant jeune, Olivier Assayas marche dans les pas du célèbre philosophe allemand. Multipliant les jeux de perspectives, les résonances et les reflets –aussi bien visuels que temporels – entre Maria, son personnage, son assistante prénommée Valentine (Kristen Stewart) et la jeune vedette Jo-Ann Ellis (Chloë Grace Moretz) qui reprend le rôle de Sigrid que Maria campait il y a 25 ans, le cinéaste explore les mystères du temps en déployant de nombreuses mises en abyme. Infiniment plus subtil que la simple analogie entre l’actrice et son personnage, Sils Maria fait montre d’une écriture vertigineuse et tisse des liens complexes entre tous ses personnages. En effet, si Maria a aujourd’hui l’âge d’Helena – personnage qu’elle menait au suicide lorsqu’elle interprétait le rôle de Sigrid – avec qui elle partage désormais la peur d’être dépassée et remplacée par la jeunesse, sa relation (à la fois professionnelle, amicale voire amoureuse) avec sa propre assistante la renvoie également à ce qu’elle est devenue et à ce qu’elle n’est plus. Lorsque Maria prend conscience que l’histoire – son histoire – se répète mais que le temps la place de l’autre côté du miroir, elle se trouve pour ainsi dire retournée avec le fameux sablier de l’existence évoqué par Nietzsche. «C’est très courageux de reprendre le rôle d’Helena, c’est une manière d’affronter le temps», lui dit Jo-Ann Ellis lorsque les deux femmes se rencontrent. Jo-Ann et Valentine sont autant de doubles d’elle-même, de «poussière des poussières» surgissant du passé. Un dédoublement d’ailleurs évoqué par Nietzsche dans son poème intitulé «Sils Maria» et qui se trouve dans l’Appendice au «Gai savoir»: «C’était ici que j’attendais, que j’attendais, n’attendant rien, […] jouissant tantôt de la lumière, tantôt de l’ombre, abstrait de moi, tout jeu, pur jeu, tout lac, tout midi, temps sans but. Quand soudain, amie, un fut deux…»
Dédoublement
Un fut deux; ce dédoublement (ou «détriplement» chez Assayas) représente une épreuve nietzschéenne pour Maria. Comment peut-elle supporter la perspective de subir, encore et encore, la confrontation avec la vie qu’elle a menée? C’est ici que Nietzsche évoque deux solutions. La pensée de l’éternel retour peut anéantir ceux que la perspective de subir la même vie une infinité de fois désespère comme elle peut réjouir ceux qui acceptent cette perspective avec ferveur: «Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, que tu t’aimes toi-même pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation!» Reste à savoir quelle voie suivra Maria… Véritable film d’actrices (quel trio!) sur les actrices et les coulisses de la profession, Sils Maria n’a pas fini de nous hanter, à l’image de ses magnifiques vues des montagnes grisonnes et de son illustration des cycles du temps.