Le premier coup de pioche des travaux de construction du tunnel Moutier-Granges a été donné le 6 novembre 1911 à Moutier. La majorité des ouvriers qui ont œuvré sur ce chantier d’envergure était de nationalité italienne et avait rejoint la Suisse dans cette optique. Au plus fort des travaux, on en a compté jusqu’à 863. Ce chiffre représentait un tiers de plus que la population prévôtoise de l’époque, qui se situait autour de 2’400 âmes. Il a donc fallu loger ces personnes qui étaient, pour certaines, accompagnées de leur famille.
C’est ainsi qu’un quartier d’obédience italienne a été bâti à Moutier. ll est sorti de terre dans le quartier actuel de la Migros et il a été appelé «Tripoli» en hommage à la prise de la Lybie par l’Italie en 1911.
Les maisons étaient principalement en bois et se trouvaient à proximité des voies d’accès du tunnel. C’est ainsi qu’est né un village dans le village, une sorte de petite Italie comme on en voit actuellement dans certaines grandes métropoles du monde entier.
Il ressort des procès verbaux du conseil communal et des articles de Léon Froidevaux, parus dans le Petit Jurassien (celui de l’époque), que la population transalpine a été, d’une manière générale, bien accueillie à Moutier. L’ambiance qui régnait dans le Tripoli était méditerranéenne. On y trouvait des joueurs de boccia, des airs de mandoline, des discussions animées aux accents du sud ou encore un vendeur de glaces. De nombreuses patentes de restaurants et de bistros ont été octroyées et quelques lupanards ont également ouvert leur porte. Certains lieux n’avaient pas très bonne réputation, et une partie des prévôtois qui étaient quelque peu réticente au départ, aimait finalement bien se rendre dans ce quartier pour s’y encanailler et profiter de l’atmosphère.
La vie que menait les habitants du Tripoli était rude, tant au niveau de la pénibilité du travail sur le chantier, que des conditions de vie. Les ouvriers travaillaient 24h/24 de chaque côté du tunnel, cela 6 jours sur 7. Trois équipes se succédaient pour des tranches horaires de 8 heures.
Voici un extrait qui illustre la situation lors de la grève de 1913, paru le 2 août 1913 dans le Petit Jurassien: «Ils rentrent pâles et grelottants, trempés jusqu’aux os, boivent en toute hâte au passage un verre de cognac et vont se blottir au logis les dents claquant de fièvre. Les ouvriers demandent que le travail soit limité à 4 heures consécutives pendant les hautes eaux – lorsqu’elle leur arrive aux reins et à la ceinture – et à 6 heures pendant les basses eaux – jusqu’aux genoux et aux cuisses. En plus, il s’agit le plus souvent d’une eau très froide, presque glacée et que, dans ces conditions, un labeur prolongé devient un véritable supplice».
Au total, 12 personnes, dont 4 côté nord, ont perdu la vie sur le chantier. On compte aussi d’innombrables blessés, parfois estropiés à vie.
Extraits du Petit Jurassien, 23 juin 1914
«Un grave accident s’est produit à la gare dans l’intérieur du tunnel Moutier-Granges. Truscello Vincento, âgé de 18 ans et demi, originaire de Novarre en Sicile, a été pris entre une machine et des wagons et a eu le thorax enfoncé. Le pauvre petit mineur a été transporté à l’hôpital où son état inspire de sérieuses inquiétudes. N’est-elle pas infiniment triste, la destinée de ces pauvres gens qui nous arrivent du sud de l’Italie ensoleillé et que le sort brutal vient frapper à l’aurore de la vie dans un noir souterrain? La mère du blessé habite Moutier et est plongée dans une amère douleur. Nous formons les vœux les plus ardents pour le rétablissement de son fils, victime du travail».
24 juin 1914
«Le petit mineur, dont nous avons raconté hier l’horrible accident survenu dans le tunnel, a rendu le dernier soupir ce matin à l’hôpital. Le pauvre enfant avait les côtes fracturées à droite, des lésions très graves des poumons et du foie. C’est le troisième accident mortel que l’on a à déplorer de ce côté nord des travaux du Moutier-Granges. Le premier cas est celui d’un contremaître atteint par une pierre détachée de la voûte; le deuxième est celui d’un mécanicien, marié depuis quelques jours, et qui fut trouvé électrocuté à l’usine. Parlerons-nous des accidents plus ou moins graves qui surviennent bien trop souvent? La liste en serait longue…longue, hélas. C’est le tribut du progrès, la rançon du travail. Mais quelle cruelle rançon et quel affreux tribut!»
Certaines familles de la Botte sont restées après l’achèvement du tunnel. Leurs noms vous sont sûrement familiers… Pedrocchi, Maraldi ou encore Fasola. Louis Pedrocchi vit d’ailleurs encore dans une maison du Tripoli, à la rue des Oeuches. Son père Andrea, ouvrier du chantier, y tenait à l’époque une petite pension avec son épouse.
Les anecdotes et extraits d’articles qui ont été utilisés ici figurent tous, parmi une pléiade, dans la publication «100e anniversaire du tunnel Moutier-Granges», du Musée du Tour Automatique et d’Histoire de Moutier, encore disponible au dit Musée ou sur son stand lors de Moutier Expo qui débute ce mercredi 5 novembre. Le Musée du Tour Automatique et d’Histoire de Moutier que nous remercions également pour la mise à disposition des photos qui illustrent cet article.
Gageons que plus personne ne traversera ce tunnel sans avoir une pensée pour ces gens qui ont sué sang et eau lors de sa réalisation.