Enfance Prévôtoise
Née en 1942, Nelly a l’enfance heureuse dans les ruelles de Moutier. Sa scolarité obligatoire se passe sans encombre tout comme la formation sur 2 ans en secrétariat à l’École Prévôtoise qui s’ensuit. Quand bien même, les études, ce n’est pas vraiment sa tasse de thé. Son thé, elle a plutôt envie d’aller en découvrir le goût ailleurs qu’à Moutier, ailleurs que dans les contrées helvétiques.
Premiers voyages
À 18 ans, elle part donc un an et demi à la City pour y faire de magnifiques rencontres, y vivre de folles expériences, et aussi, bien sûr, y apprendre l’anglais. Pourtant, il faut bien revenir fouler les pavés de sa vieille ville. C’est donc le cœur rempli de cette expérience londonienne qu’elle revient pour gagner sa croûte en faisant le bureau chez papa, à la Swiza. Nelly, cependant, a l’âme pérégrine. Quand elle envoie le courrier de l’entreprise, les adresses lointaines l’a font rêver. Elle s’éprend notamment de Rome. Elle désire aller apprendre la langue délicate et poétique de ses habitants. Ce rêve se réalise à 20 ans: elle part six mois à la rencontre des empereurs ancestraux de l’Europe latine et apprend l’italien à l’école réputée de Dante Alighieri. Et là, elle rencontre Ugo. Ugo Castagna, un coiffeur qui deviendra son fiancé, un fiancé qui deviendra son mari quelques années plus tard.
There and back again
Entre-temps, Nelly la voyageuse revient à Moutier car le patriarche a besoin d’elle à l’usine. Séparée de sa moitié, elle fait régulièrement des aller-retours avec la capitale italienne. Loin des yeux, près du cœur; les deux tourtereaux se fiancent à longue distance, se marient en Prévôté et pensent s’y installer. Ces plans changent car un ami leur suggère d’aller voir ce qui se passe aux Bahamas: cette terre d’opportunités où les habitants ne sont prélevés d’aucun impôt. Nelly, désormais Castagna, ne part plus seule en aventure. Cette fois, ils sont… trois! Car avant de partir, un premier fils agrandit les rangs de la nouvelle famille. Ils partent aux Bahamas en 1970. Ugo, pistonné par son ami, y travaille comme coiffeur. La vie y est assez agréable mais pas satisfaisante. En 1974, un deuxième fils naît. C’est l’occasion de revenir tenter leur chance en Suisse. Je dis bien «leur», car désormais Nelly et Ugo forment la paire: Ugo coiffe, Nelly administre. Cependant, les temps sont durs. Ce sont les années septante et à cette époque, ce n’est pas une mince affaire pour un Italien de pouvoir travailler en Suisse. Ils veulent ouvrir un salon mais l’idée est avortée car c’est bien trop compliqué: les bâtons qu’on leur met dans les roues sont des poutres. Quand Ugo va à Berne pour entamer les démarches, on lui demande d’où il vient et on lui répond, mot pour mot: «Vous n’avez qu’à prendre votre femme et retourner en Italie». Tout de même, Ugo finit par trouver un boulot à Bienne dans un salon de coiffure. Mais là, couacs! Sa blague romaine désaccorde la tranquillité et la discrétion helvètes. L’expérience dure seulement quelques mois. Heureusement, les choses s’enchaînant, l’ancien patron bahaméen d’Ugo le rappelle.
Seconds voyages
Les opportunités étant restreintes en Suisse, la famille Castagna repart donc sur l’Archipel des Bahamas. Nous sommes début 1975. Le pays est indépendant depuis peu et les choses bougent vivement. Au salon, la clientèle afflue, et pas n’importe laquelle: la crème des Bahamas; Pindling et consort, chez qui ils sont même invités à manger. Le jour de l’indépendance des Bahamas, Ugo réussit à se faire passer pour le garde du corps de Marguerite Pindling afin d’aller sur le Queen Mary et d’y côtoyer la Reine Élisabeth. Après une belle année aux Bahamas, une nouvelle perspective se présente à eux: The American Dream. En effet, des connaissances leur proposent un investissement afin d’ouvrir une boutique-salon à Miami. L’idée d’aller travailler dans un pays où tout est possible pour ceux qui sont bien accrochés les enchante. S’ils investissent 10’000$ pour ouvrir leur salon, le gouvernement américain leur offre la green card, ce qui correspond plus ou moins à notre permis d’établissement. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas citoyens mais ont un certain nombre de droits, y compris celui de travailler. C’était vers la fin de l’époque faste de l’immigration américaine. Ils ont donc pris ce train-là, en ayant toutefois l’impression forte d’avoir embarqué dans le dernier wagon. Ils ont alors 1’000 $ en poche.
Miami, Brickell Avenue – 1975-1976
«Et là», raconte Nelly, «tout s’est enchaîné incroyablement». Tout d’abord, ils ont la chance d’avoir un certain confort d’entrée de jeu, car une amie de sa sœur leur prête sa maison pour quelques mois. En même temps, ils ouvrent leur salon et, peu après, emménagent dans un appartement qu’ils sous-louent à leurs associés, des Anglais. L’appartement, flambant neuf et assez luxueux, fait partie d’une nouvelle tour dans le Down Town de Miami (Brickell Avenue). Pourtant, tout n’est pas rose: il faut travailler dur et se serrer la ceinture pour réussir. Il faut aussi faire face à un aléa qui leur tombe lourdement dessus: un jour, en arrivant au boulot, ils découvrent que le salon a été vidé complètement. Leurs associés sont partis sans mot dire et en prenant tout… Et un malheur n’arrivant pas seul, Ugo, Nelly et leur petite famille, peu protégés, sont menacés de devoir quitter leur appartement. Mais, heureusement… c’était sans compter sur l’amical propriétaire, John, un italo-américain, avec qui ils s’arrangent pour rester là. Le mec est si arrangeant qu’il ne leur demande pas de loyer jusqu’à ce qu’ils arrivent à se relever de cette mauvaise passe. Aux USA, ce genre d’épisodes d’entraide est courant: «les gens veulent réussir et veulent que les autres réussissent» relate Nelly.
Miami, Brickell Avenue – 1976-1978
Les Castagna sont alors sans le sou et il faut tout recommencer. Ce premier accroc, pourtant, fait s’ouvrir les portes les unes après les autres. Ils veulent réinvestir dans un salon et pour cela, il faut être pistonné. Ils trouvent un certain Mr. O’Banen, un banquier. Ils ont besoin de 5’000$. L’épisode est croustillant:
– Pourquoi vous ferais-je confiance Mr. Castagna? Quelles sont les garanties que vous m’offrez?
– Mr. O’Banen, je sais que c’est un investissement difficile pour vous. D’autant plus que je n’ai pas grands biens à vous proposer en caution: seulement quelques meubles et une radio transocéanique. Mais… j’ai pourtant quelque chose de bien plus précieux: mes mains. Mes mains, Mr. O’Banen. Je sais travailler et j’en ai l’envie.
Le tour était joué. Avec cette somme, Ugo et Nelly peuvent à nouveau travailler en bonne et due forme: lui au salon, elle faisant l’administratif de la boîte et s’occupant des enfants. Et il faut dire que le placement de Mr. O’Banen est rapidement récompensé: le succès est vite au rendez-vous. À tel point qu’un jour, en 1976, un groupe d’avocats du gouvernement appelle les Castagna et leur propose un investissement pour ouvrir un deuxième salon, puis un troisième en 1978. Ils reçoivent un crédit de 65’000 $. «C’était ça, l’Amérique sous Reagan» raconte Nelly. «Le gouvernement stimulait la création d’entreprises et d’emplois. Au lieu de payer du chômage à ceux qui n’ont pas de travail, cela leur permettait au contraire de percevoir les impôts des nouveaux travailleurs. Et c’était bénéfique pour tout le monde. Cette mentalité a créé un boom incroyable à l’époque. Aujourd’hui, l’État est beaucoup plus axé sur le social. La logique est différente… et, malheureusement, les résultats aussi» nous explique-t-elle. Grâce à cet investissement inouï, ils passent d’une entreprise qui emploie 10 personnes en 1975 à… 75 en 1978.
Miami, Coconut Grove – 1978-2014
Entre-temps, ces grandes réussites leur ont permis de payer le loyer à leur propriétaire. Bref, tout leur sourit. Les années passent et ils se construisent une réputation chevronnée. «Aux USA, si tu veux travailler, te sacrifier un peu, tu peux y arriver: c’est the country of opportunity! Les gens sont disponibles, aident et s’intéressent vraiment à toi» se réjouit Nelly.
Quand bien même, au bout d’un moment, ce succès immense a un poids: énormément de travail, trop de travail. Ils décident donc de fermer les trois salons et d’en ouvrir un seul, éclatant, dans le nouveau quartier de Coconut Grove; quartier chic dans lequel ils achètent une maison et s’y installent. À nouveau, le succès est au rendez-vous. Et il est tonitruant. Les Castagna créent la marque déposée Ugo di Roma et Ugo devient le Napoléon de la chevelure à Miami. Dans son salon, il reçoit la crème miamiane; il coiffe entre autres Miss Bush (1ère), Madame el-Sadate (veuve de l’ancien président Anouar el-Sadate d’Égypte), Julio Iglesias et Elisabeth Taylor. Il apparaît également à diverses reprises dans le magazine Vogue. Un travail stressant mais tellement vivifiant.
Retour régulier aux sources
Le couple vend le salon en 2005 et Ugo, à 72 ans, continue aujourd’hui d’aller s’occuper des cheveux de certaines clientes fidèles. Nelly et lui vivent paisiblement à Coconut Grove, souvent entourés de leurs petits-enfants, Gabriel et Amélie, qui leur apportent beaucoup de bonheur. Quand ils regardent en arrière, ils voient toutes ces magnifiques expériences vécues, ces rencontres importantes et ne regrettent rien. Ils ont réalisé leur rêve américain.
Ils reviennent en Suisse tous les ans durant environ un mois et en profitent pour faire une escapade à Rome. En Prévôté, Nelly revoit sa famille. Elle aime les vieux quartiers de Moutier. Elle y croise d’anciennes connaissances, mais remarque qu’elle a tout de même perdu beaucoup de contacts; question d’âge peut-être. Elle aime se promener dans les ruelles et se remémorer de vieux souvenirs, du temps de son enfance, du temps de la Swiza également. Leur pied-à-terre en Prévôté leur offre une vue magnifique sur la vallée; le lever et le coucher du Soleil sont particulièrement subjuguant. Chaque année, elle redécouvre la beauté des gorges et des rochers, elle qui vit dans une contrée assez plate, semi-tropicale et urbanisée le reste du temps. «Alors qu’en quelques décennies, notamment depuis l’arrivée de Gianni Versace, Miami a profondément et intensément changé, Moutier est restée la même à peu de choses près», ressent-elle.
Nelly se sent très suisse, plus qu’américaine. Cependant, elle aime beaucoup l’Amérique et s’intéresse à sa communauté, à la société dans laquelle elle vit. Pour elle, contrairement à une idée communément véhiculée en Suisse et en Europe, les Américains sont des gens ouverts, accueillants. «On peut ne pas être d’accord avec la politique américaine, mais il ne faut pas tout mélanger; il faut s’intéresser au peuple américain qui est un beau peuple», estime-t-elle.
L’année prochaine, ils espèrent revenir en Prévôté accompagnés de leur fils Serge, sa femme Ana et leurs petits-enfants. Peut-être que le hasard vous fera croiser le chemin de cette sympathique famille au parcours atypique? En attendant, on leur souhaite une bonne continuation sous les tropiques! Que la vie soit douce!