Réflexion
Liberté d’expression? État des lieux

Suite aux attentats de Charlie Hebdo, le 11 janvier dernier à Paris, la désormais célèbre Marche Républicaine a eu lieu. Une marche durant laquelle se tenaient, bras dessus, bras dessous, une ribambelle de gouvernants plus irréprochables les uns que les autres. Parmi eux, par exemple, l’actuel président de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, qui a voulu faire condamner à 9 ans et 10 mois de prison un célèbre dessinateur turc qui a réalisé une caricature de lui en février 2014. Pas de quoi s'étonner, quand on sait qu’au «classement mondial 2014 de la liberté de la presse, l’organisation Reporters sans frontières a placé la Turquie à la 154e place sur 180.» Ce n’était qu’un exemple. On aurait pu parler aussi de Netanyahu et du bombardement par son gouvernement de journalistes gazaouis le 9 juillet 2014. Bref. Maintenant qu'une certaine hauteur a pu être prise depuis ces événements tragiques, l'heure de se questionner sur la liberté d'expression a sonné. Car même si dans l'esprit commun en Occident Charlie Hebdo est devenu le porte-drapeau de la liberté d'expression, tout cela n’a-t-il pas le goût d’une instrumentalisation politique? Vivons-nous vraiment dans une société libre de tabou dans laquelle les voix dissonantes se sentent libre de s'exprimer? Est-on pleinement libre aujourd'hui de nous exprimer? Le Petit Jurassien essaye de faire le point sur la question.

Par MPV, le 02.03.2015 - Ed. 34

Au commencement il y avait… les lois

Revenons tout d’abord aux fondements, non pas philosophiques mais législatifs de la liberté d’expression. Plusieurs traités internationaux légifèrent en la matière. Voilà ce que dit l’article 19 de la déclaration universelle des droits de l’homme: «Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.»

 L’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, entrée en vigueur en Suisse le 28 novembre 1974, déclare:

  1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
  2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Les articles 19 et 20 du Pacte II des Accords de l’ONU sur les droits de l’homme disent différemment la même chose.

Maintenant, pour ce qui est du cas de la Suisse et des lois de notre pays, que dit la Constitution Fédérale? Elle dit ceci:

Art. 16: «(1) La liberté d’opinion et la liberté d’information sont garanties.
(2) Toute personne a le droit de former, d’exprimer et de répandre librement son opinion.
(3) Toute personne a le droit de recevoir librement des informations, de se les procurer aux sources généralement accessibles et de les diffuser.»

Art. 17: «(1) La liberté de la presse, de la radio et de la télévision, ainsi que des autres formes de diffusion de productions et d’informations ressortissant aux télécommunications publiques est garantie.
(2) La censure est interdite.
(3) Le secret de rédaction est garanti.»

Résumons

Nous avons donc le droit, bien sûr, de penser et d’avoir des opinions. Toutefois, pour ce qui est de les exprimer, par écrit et par oral, nous pouvons le faire seulement sous certaines conditions:

1) pas d’incitation à la haine et à la discrimination
2) respect de la réputation et des droits d’autrui
3) respect de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé et de la moralité publiques

Si les deux premiers points sont assez clairs, le troisième est déjà plus sujet à interprétation. Chacun peut, en effet, un peu à sa sauce, essayer de faire passer les propos de son adversaire comme dangereux pour l’ordre public. Il n’en reste pas moins qu’entre les délits de sale gueule, de sous-entendu et d’arrière-pensée, ce qui compte, heureusement, ce sont les faits.

Liberté d’expression, vous dites? Quelques exceptions…

Cela étant, certains États ont décidé, anticonstitutionnellement, de nuancer cette liberté. En effet, un ensemble de lois, dites « mémorielles », contreviennent à la liberté d’exprimer certaines opinions. À leur propos, wikipédia déclare: « Une loi mémorielle est une loi déclarant, voire imposant, le point de vue officiel d’un État sur des événements historiques. À l’extrême, une telle loi peut interdire l’expression d’autres points de vue. » En France, il en existe plusieurs: Loi Fabius-Gayssot, Loi Taubira, Loi Mekachera et d’autres. Dans d’autres pays européens également, y compris en Suisse, de telles lois existent. Et pourquoi sont-elles anticonstitutionnelles et antidémocratiques me demanderez-vous? Simplement car elles sous-tendent que c’est l’État et le législateur qui fixent la réalité historique et non plus les historiens. Fixer l’histoire, la rendre immuable est pourtant une illusion. L’histoire est la science de la révision, de la découverte et la réinterprétation de faits anciens et nouveaux. Certains, pourtant décidés à braver ces lois liberticides, tels l’humoriste Dieudonné Mbala Mbala ou le révisionniste Vincent Reynouard, en paient parfois le prix cher. Heureusement pour nous Suisses, si l’un d’entre nous décidait de s’exprimer sur des sujets très sensibles tout en respectant les trois conditions précitées, il ne devrait a priori pas avoir d’ennuis.

Charlie Hebdo, un journal qui voulait interdire certains de s’exprimer

Les États ne sont pas les seuls à vouloir limiter la liberté d’expression. Roulement de tambours: eh oui, c’est bien Charlie Hebdo qui a voulu faire taire l’expression de ses adversaires! D’aucuns savent que c’est un journal très orienté politiquement. Mais tous ne savent pas qu’au milieu des années nonante, en effet, dans une soudaine lubie, les cadres de l’hebdomadaire satirique avaient mis en place une pétition dont l’objectif était d’interdire purement et simplement le Front National. Une provocation, vous dites? Que neni! En huit mois, le journal avait recueilli et soumis à l’État français 173’704 signatures dans ce but dictatorial. Aïe! le nouveau symbole de la liberté d’expression en prend un coup. Le journal n’aurait pas parié sur ce qui lui arriverait 20 ans plus tard. Mais, tout de même, en regardant les choses a posteriori, vouloir interdire un parti qui prévenait déjà à l’époque l’opinion publique française sur l’apparition des phénomènes dont le journal a été victime est d’une triste ironie.

Sommes-nous vraiment libres si nous ne nous sentons pas libres?

Ne trouvez-vous pas que nous vivons dans une société de tabous où parfois le simple fait de dire qu’un chat est un chat est devenu symbole de tensions, à tel point que l’on préfère ne rien dire par peur d’être catégorisé? Nous sentons-nous vraiment libres de nous exprimer ou avons-nous l’impression d’être limités, restreints? Des questions se posent. Le ton est quelques peu exagéré, mais notre liberté d’expression est-elle réelle dans une société où les gens risquent le lynchage public et médiatique, la diabolisation, la censure voire la mise au ban pour le fait d’avoir des idées dissonantes de la doxa, de la Bien-pensée? Par exemple, aujourd’hui en Europe, essayer de parler rationnellement de la question de l’immigration ou, plus récemment, de la question de l’islam, est devenu synonyme de crispation et de victimisation, et risque de vous faire passer soit pour un xénophobe, soit pour un bobo-gaucho-nigaud. Est-ce normal et sain dans une société démocratique?

Solution: retourner au respect de la personne et à la recherche de la vérité factuelle

Chaque être a un vécu différent, un passé différent, une éducation différente, une culture différente, une sensibilité différente, une vision différente, une histoire différente, des intérêts différents. Autant de nuances qui l’ont construit au travers de son expérience de vie et l’ont amené à être ce qu’il est dans le présent. La liberté d’expression, réelle, vraie, profonde, présuppose un respect de cette personne, du moins un respect à ce que cette personne puisse s’exprimer librement. Valeur essentielle que beaucoup ont oubliée, ou n’ont peut-être jamais acquise. Avoir ce respect pour les membres de nos familles, pour nos amis, nos connaissances, nos collègues et nos autres interlocuteurs est essentiel. Le manque cruel de cette valeur mène des personnalités qui s’opposent à se vouer, éternellement semble-t-il, à des querelles infantiles; et c’est d’autant plus triste que ça se passe souvent ainsi entre les acteurs politiques. Ce qui n’est bien sûr pas constructif et a souvent pour effet d’instaurer une mauvaise ambiance. Il est temps d’arrêter de diaboliser ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord et d’opter plutôt pour un respect mutuel.

Et vous, qu’en pensez-vous? Vous sentez-vous libre de vous exprimer?

 

Sources:
www.humanrights.ch
www.letemps.ch
www.ecrans.liberation.fr
www.lepetitjuriste.fr
www.academia.edu
www.contrepoints.org


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