Des OGM à Blocher
Le Vaudois Jean-Stéphane Bron est un habitué du documentaire de qualité. On se souvient tous de son fameux «Mais im Bundeshuus – Le génie helvétique» qui s’intéressait à la loi Gen-Lex sur les manipulations génétiques et qui nous plongeait dans les coulisses de notre appareil démocratique. Il avait ensuite réalisé le documentaire-fiction intitulé «Cleveland contre Wall-Street», qui relatait la crise des subprimes dans une ville du Middle West américain et qui s’était vu projeté au Festival de Cannes. À chaque fois, les films de ce diplômé de l’ECAL étonnent par leur rigueur intellectuelle et par leur mise en scène soignée. Rares sont les documentaristes à prêter une telle attention à la réalisation. Aujourd’hui, le voilà donc qui revient avec un nouveau documentaire, consacré au politicien le plus détesté/admiré (cochez ce qui convient) de l’histoire de notre pays.
Procès d’intention
On craignait le «coup» médiatique. À la veille de sa projection sur la Piazza Grande au dernier Festival de Locarno, la presse et le public tremblaient. Avant même d’avoir vu le film, l’indignation était de mise: «Ce documentaire n’a pas sa place à Locarno, on redoute qu’il humanise l’inhumain!» pouvait-on entendre dans la bouche de certains festivaliers terrifiés à l’idée de découvrir que derrière l’homme politique se cache un être humain… Comme si cette révélation était synonyme de manipulation. Le résultat est tout autre : c’est certainement parce que Jean-Stéphane Bron a décidé de filmer l’homme – et non pas le politicien – qu’il évite toute manipulation.
Filmer l’homme
«– Vous voulez filmer le diable? – Non, mais je ne vais pas filmer un ange. – Ah… Vous voulez donc me filmer tel que je suis? – Je veux filmer l’homme.» Voici l’échange qui aurait permis à Jean-Stéphane Bron de convaincre Christoph Blocher d’accepter ce projet. Le réalisateur l’annonce d’emblée: il ne partage pas les idées et encore moins les méthodes de cet homme. Ainsi, il impose une distance entre ce que représente son sujet et ses propres convictions. Cette distance s’avère nécessaire pour préserver l’intelligence du propos. Ce qui intéresse Bron, c’est la personne, l’homme qui se cache derrière la bête politique. Persuadé que Christoph Blocher occupe désormais une place non négligeable dans l’inconscient collectif helvétique, il juge essentiel de l’approcher au plus près pour le comprendre. Car comprendre Christopher Blocher, cela revient à mieux comprendre une partie de la Suisse. Dès lors, le réalisateur n’essaie même pas de débattre avec la personne qu’il filme. Il le sait, le Zurichois a un don pour tourner la discussion à son avantage. Il se contente de le suivre du 1er août 2011 à janvier 2013, dans son quotidien, lors de ses nombreux déplacements, chez lui, dans son intimité. Pratiquement toujours accompagné de son épouse, Christoph Blocher est pendu au téléphone, mange ses frites, raconte une blague, s’avère souriant et n’hésite pas à rire de son français approximatif: «Aujourd’hui, une banque saine est une banque sainte», ironise-t-il après avoir confondu les deux adjectifs.
Un portrait nuancé
Calfeutré dans la voiture de fonction du politicien, le cinéaste observe, ne force jamais la confidence et ne souhaite à aucun moment polémiquer. C’est là, dans ce lieu privilégié, que le réalisateur tente de percer ses secrets. «Je ne me connais pas, je ne sais pas qui je suis, avoue Blocher. Je ne m’observe jamais. Je suis un homme d’action. Pourquoi je suis comme je suis, je ne le sais pas, mais ça m’intéresse de le savoir. Comme c’est vous qui faites le film, je ne peux qu’espérer que vous le ferez avec honnêteté.» Et de l’honnêteté, le film de Jean-Stéphane Bron n’en manque pas. Malgré une musique grondante qui aurait très bien pu être composée pour un film d’horreur (seul véritable défaut du film), le portrait se veut nuancé. Pour preuve, le réalisateur n’hésite pas à souligner le caractère visionnaire de cet homme (que ce soit dans sa lutte contre l’adhésion à l’EEE en 1992 ou dans son pari de tout miser sur la Chine avec son entreprise alors que le mur de Berlin était encore debout) comme il n’hésite pas à révéler les nombreuses contradictions de ce capitaliste outrancier obsédé par ses origines agraires.
Le mystère Blocher
Au final, nous comprenons que Christoph Blocher est avant tout un être fait de secrets, à tel point que le film aurait pu s’appeler «Le Mystère Blocher». Fidèle à lui-même Jean-Stéphane Bron ne nous livre pas un simple documentaire factuel mais élève «L’expérience Blocher» au rang de film d’auteur. Ce qu’il filme, c’est l’ombre du personnage, son reflet, ses fantômes, les méandres du pouvoir et de l’économie… Sur la fin, il rappelle que le petit Christoph a grandi dans la même maison qu’un certain Carl Gustav Jung. Il s’autorise alors une lecture quasi psychanalytique du personnage, lui-même hanté par l’ombre de son passé, comme en témoigne son impressionnante collection de toiles d’Albert Anker…
Un flop outre-Sarine
Les journalistes qui s’attendaient à un vulgaire exercice de dénonciation ou d’admiration repasseront. Ils auront au moins appris qu’un artiste peu s’intéresser au «cas Blocher» plus intelligemment que n’avait pu le faire Thomas Hirschhorn. Dépourvu de scoop ou de scandale, servant une véritable réflexion, «L’expérience Blocher» n’a cumulé que 6’000 entrées en Suisse alémanique après deux semaines d’exploitation. Espérons que le public romand lui réserve un meilleur accueil.
Crédits
Réalisé par: Jean-Stéphane Bron
Genre: Documentaire
Note du Petit Jurassien:
Horaires
Tramelan, Le Cinématographe
Mardi 5 vovembre 2013: 20h00
Vendredi 8 novembre 2013: 20h30
Delémont, La Grange
Jeudi 7 novembre 2013: 18h00
Samedi 9 novembre 2013: 16h30 (en présence de Jean-Stéphane Bron, dans le cadre du Mois du Documentaire)
Dimanche 10 novembre 2013: 17h00
Lundi 11 novembre 2013: 20h30