Festival
Les dessous du Chant du Gros

Les 5, 6 et 7 septembre 2013, nombre d'entre vous se sont rendus au festival du Chant du Gros au Noirmont, pour sa 22e édition. Le plus grand festival jurassien ne change pas la recette, et le public, local et d'ailleurs, goûte toujours à la programmation avec délectation. Mais si beaucoup ont pu se rendre ivres à coups de musique et de godets dans une ambiance franc-montagnarde inaliénable, l'ivresse et ses trous de mémoire empêchent parfois de saisir le travail mené en coulisses par les bénévoles et les à-côtés de la programmation purement musicale. Mais derrière les scènes et les bars, au camping jusqu'à (très) tard, certaines personnes vivent le festival différemment, cachées à vos yeux embués. Par chance, le Ptit Ju était sobre et il a vu les dessous du Chant Du. Attention, affriolant.

Par AP, le 03.12.2013 - Ed. 21

Sex, drugs and Rock’n’roll

La première étape, quand on remonte le fil de la vie secrète du Chant Du, c’est celle du camping. Alors oui, le camping n’est pas lié à l’organisation du festival. Bien sûr que les campeurs n’assument aucun rôle dans les rouages de l’infrastructure, chose évidente lorsqu’on analyse le taux d’alcool dans l’air au mètre cube sur les parcelles du camping (dans les tentes les taux étaient trop élevés pour notre capteur). Mais même si l’endroit, avec ses règles implicites et les mythes qu’on lui accole, semble échapper à la compréhension du festivalier lambda, le camping n’en demeure pas moins l’étape N°1 des dessous du festival; déjà parce que c’est tout de suite à droite, mais aussi parce que, vu comme ça y gueule, on peut difficilement le rater.

Le camping du Chant du Gros, c’est l’étape d’endurance, sur la durée. Pour être capable de suivre le rythme sur trois jours (si pas plus), vaut mieux être équipé estomac diesel et Dafalgans par kilos. Les moins endurants, néanmoins prévoyants, auront prévu un seau, juste au cas où. Malgré les apparences donc, le camping c’est pas farniente au soleil, surtout pas au Chant Du. Le soleil, pour autant qu’il y en ait en septembre au Noirmont, se limite à jouer son rôle de réveil au petit matin, après quelques misérables heures de sommeil, s’évertuant à transformer les tentes en sauna et à renforcer migraines fracassantes et estomacs sens dessus dessous, maux chroniques dans les allées du camping. Niveau météo toujours, le cas contraire est plus fréquent mais non plus heureux. Parler de froid au camping du Chant Du est un doux euphémisme. Quand la pluie s’ajoute au climat quasi polaire, le mieux reste d’emmener un sac de couchage en peau de mammouth, des bottes ultra-imperméables, et d’être vacciné contre la boue. Dans tous les cas, le sommeil est une denrée rare. Comptez quelques heures en trois jours pour les fêtards les plus aguerris, 4 à 6 heures par nuit tout au plus pour ceux qui auraient prévu les bouchons d’oreilles.

Mais c’est une fois réveillé que commence le vrai marathon. Pour ceux qui en éprouvent le besoin, la première chose, c’est la toilette. Mais se laver au camping Chant Du, c’est pas comme chez Wenger en face. Le menu est pauvre et court, et impossible de réserver: douche pas très chaude, petite pisse dans ces bonnes vieilles chiottes-roulottes, éventuellement brossage de dents (pour les mêmes qui avaient prévu les seaux), le tout en 40 minutes dont 30 dans la file d’attente. Après ça, il faut meubler l’attente jusqu’à l’ouverture des portes et les premiers concerts. Ce moment où l’intégralité ou presque du camping sort de sa courte torpeur marque le début des hostilités. Le principe de base est simple: ne jamais être à court de bière. Les modalités peuvent ensuite varier. Où et comment la consommer, cela dépend de l’expérience de chacun. Les vétérans auront tout prévu dans leur campement pour savourer, posé dans des chaises devant une table amovible, alors que sur la parcelle d’en face, les jeunes loups, moins expérimentés mais non moins volontaires, apprécieront le houblon à même le sol. La principale inquiétude, c’est le stock; depuis le jeudi soir, il faut prévoir assez, la bière et les amuse-gueule diététiques qui vont avec, histoire de tenir et tenir encore, non seulement jusqu’à l’ouverture des portes du festival, mais aussi pour après la soirée musicale, et pour trois jours.

Parce qu’il faut pas croire qu’à 3h du mat’ le campeur rentre bien sagement sous sa toile. Le camping, ça danse, ça gueule, ça joue, ça vit, ça ingurgite et régurgite jusqu’à l’aube. Après la programmation officielle du festival, le camping prend le relais et offre à ses habitants des afters improvisés dans de nombreux campements, auxquels tous sont bienvenus, dans une ambiance incohérente mais au combien chaleureuse. Celui qui se risque à traverser le terrain d’un bout à l’autre, aux dernières minutes de la nuit glaciale, pourra découvrir les plus beaux moments que le camping peut offrir, dans ses derniers soubresauts. Avant de reprendre quelques heures plus tard, à plein régime.

Ça monte et ça descend

Le Chant Du, c’est pourtant pas une partie de plaisir pour tous. Pendant la journée, quand les campeurs tirent des blondes et des brunes (en boisson, évidemment), d’autres suent à grosses gouttes, et pas à cause d’une alcoolémie trop élevée, mais parce que ça bosse sec. Pour le montage et le démontage de l’infrastructure, le Chant Du Gros engage des bénévoles auxquels il offre ensuite un laissez-passer pour les trois jours de festival. Mais à côté des bénévoles, qui représentent la majeure partie de la main-d’oeuvre, il y a ceux qui sont là professionnellement et supervisent la mise en place du matos, la maintenance pendant le festival, puis le démontage. C’est donc une palette très variée de professionnels qui vous permettent de profiter du festival et de ses installations. Mais pendant que vous jubilez à lâcher 30 minutes d’attente dans l’urinoir ou que vous sautez comme des punks sur « London Calling » pendant les concerts, tous ces pros, incognitos, font face à un stress permanent pour que vous puissiez rentrer chez vous contentés, des refrains imprimés sur les tympans, en chantonnant gaiement.

Parmi eux, on a rencontré Gaugau, à peine la vingtaine, musicos dans l’âme, qui bosse comme généraliste technicien sur divers festival, et qui a bien voulu nous expliquer un peu son job. Alors oui, généraliste technicien, ça sonne nomenclature à la noix, mais ça dit bien que ça veut dire: quelqu’un qui touche à tout. Pour être plus précis, ce boulot consiste à gérer l’éclairage, le son, l’infrastructure scénique et la vidéo pour les médias. La mince affaire! Plutôt que de nous perdre dans une sombre forêt de termes audio-musico-visuels auxquels même le Ptit Ju n’aurait rien compris, on a demandé à notre jeune ami technicien nous parler un peu de la préparation du festival en amont, et surtout de la façon dont on vit les concerts, tout là-bas derrière, quand on est technicien. Or, à tout bien considérer, la vie d’un technicien comme Gaugau dans les coulisses du Chant Du, c’est le négatif de la vie du festivalier devant la scène. Si le jeune homme nous assure que l’ambiance est détendue et que c’est un monde d’ordinaire sympathique, dans lequel les contacts chaleureux sont la règle, il n’empêche que certains moments sont synonymes de stress en paquet.

La préparation pour le festival commence toujours bien avant les dates des concerts. Les contacts entre les capitaines du Chant Du et les techniciens du spectacle s’établissent des mois à l’avance, et plus l’échéance approche, plus la collaboration s’intensifie. Mais le combat, le vrai, celui qui creuse les cernes et tire sur le quota patience de Gaugau et compagnie, commence une semaine avant les concerts, lorsqu’il faut monter le matériel scénique et audio dans les grandes tentes-scènes du Chant Du, montages qui se prolongent souvent tard dans la soirée le lundi, mardi et mercredi précédant le festival. C’est aussi à ce moment-là qu’il faut superviser et collaborer avec les bénévoles. Si l’ambiance entre pros et bénévoles est plutôt à la rigolade là aussi, et la motivation dans des taux corrects, il s’agit pour les techniciens de veiller à trouver la dose juste entre détente et sérieux pour éviter certains accidents et ennuis en tous genres. Cela n’empêche pas pour autant les anecdotes de luxe, dont Gaugau nous a gratifiés d’un sourire sardonique, comme ce bénévole souffrant du vertige pendant l’installation des enceintes à 10 mètres du sol. Un peu cruel et gratuit, certainement, mais d’un effet anti-stress tout à fait efficace pour le moral.

Quand enfin arrive l’ouverture du festival, et avec ça le début des concerts, la pression monte encore d’un cran. Pour l’équipe technique, les trois jours de festivals se résument à un sprint ininterrompu, et y a plutôt intérêt à avoir les nerfs solides et résister à la fatigue. Avant l’ouverture des portes, ça cravache déjà durement. Il faut accueillir les artistes et leur propre équipe technique, s’accorder à eux, procéder aux soundchecks, faire les tests d’éclairage, le tout selon un planning plutôt rigide, qui a la fâcheuse tendance de se voir bousculer par certains retards. Une fois la partie préparatoire terminée, l’entame des concerts devient une partie couperet. L’erreur est à bannir, et il faut pouvoir gérer des situations où l’anticipation est une donnée absente, où la promptitude est reine. Pendant que vous gesticulez, chantez (parfois juste, souvent faux), portés par la foule autour de vous, des détails vous échappent, qui font pourtant tourner le sang aux équipes techniques. Pendant les courts intervalles entre les morceaux, c’est un peu plus sport en backstage. Amener les différents instruments, changer le décor, passer sur le bon éclairage, et en 30 secondes chrono. C’est pas Jack Bauer. C’est mieux.

Arriver au samedi soir et à la fin de la programmation musicale, c’est évidemment un soulagement. Mais il reste encore le dessert. Si le stress disparaît avec la fin des concerts, les installations, elles, restent plantées là, dans cette ambiance morose sinon déprimante qui marque chaque année les dimanches du Chant du Gros, une fois la bataille terminée. Le démontage, c’est la cerise sur le gâteau pour les techniciens et les bénévoles. Rien de tel que de démonter les installations sur le champ du chaos, parsemé de déchets, certains en plastiques, d’autres plus organiques et jaunâtres, signes des affres du combat épique mené trois jours durant. Mais loin de nous l’idée de peindre un tableau cauchemardesque de la vie en backstage au Chant Du. Malgré les difficultés de la tâche, le ton et la bobine de Gaugau nous rappellent que c’est par passion qu’on se trouve là-bas derrière, à courir après le temps et à s’offrir aux vents de paniques qui soufflent sur la vie d’un technicien du spectacle.

Pour l’amour de la musique, de la gnôle, et de la bonne compagnie

Que ces deux mondes vous attirent ou vous effraient, après ces lignes, cela importe peu. A coup sûr, vous avez dû croiser des campeurs. A coup sûr, vous avez croisé Gaugau et le reste de la clique des techniciens. Mais, à coup sûr, vous n’avez rien remarqué, ni les campeurs, ni les techniciens, ni les bénévoles, ni peut-être votre propre mère. Parce que finalement, le Chant du Gros reste ce festival jurassien où l’effervescence commune, la picole mutuelle et appuyée, les sourires complices, les refrains en (dés)accord, le goût de vivre la musique et de la prendre du bout des tripes, font fi des différences dont est faite la foule hétéroclite de festivaliers qui viennent assister aux concerts. Au contraire, le champ du Gros Louis rassemble tous les types de festivaliers, grand public etaficionados, bien au-delà des étiquettes. Le Chant Du, on y vient et on y revient, pour une passion commune de la musique, de la gnôle et de la bonne compagnie. A coup sûr, vous avez dû payer des godets à un campeur éreinté. A coup sûr, vous avez pissé à côté de Gaugau ou un autre, le sourire en coin, avec un plaisir partagé tacitement. A coup sûr, vous avez chanté à tue-tête avec une ou un inconnu, pour le plaisir des refrains. Pour ces mêmes raisons, vous y retournerez l’année prochaine. A coup sûr.


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