C’est devant un bûcher que le personnage incarné par Anthonythasan Jesuthasan nous apparaît pour la première fois. Dans un silence de mort, celui qui se verra attribué le nom d’emprunt de Dheepan regarde des corps se consumer. Aux côtés de quelques frères d’armes, il jette son habit de guérillero indépendantiste au feu et dépose son fusil. Nous comprenons alors que la guerre civile touche à sa fin au Sri Lanka; les simples mines déconfites de Dheepan et de ses acolytes nous renseignent sur l’imminence de la défaite des Tigres.
L’engagement dans le conflit faisant de lui un homme recherché et menacé, Dheepan va tenter de rejoindre l’Europe. Il emmène avec lui deux inconnues; une femme (Yalini) et une petite fille orpheline (Illayaal) qu’il fera passer pour son épouse et sa fille, espérant ainsi obtenir plus facilement l’asile politique. Arrivée en France, la famille artificiellement recomposée est acceptée grâce aux mensonges de Dheepan et au coup de pouce de son interprète qui l’aide à servir «la bonne version des faits» au bureau de l’immigration.
Après quelques temps de galère, «la famille» se voit placée dans une banlieue. Alors que Dheepan y assurera le rôle de gardien, Yalini sera embauchée pour accomplir des tâches domestiques et Illayaal tentera de s’intégrer dans sa nouvelle école. Les trois inconnus vont devoir accepter la cohabitation afin de ne pas trahir leur couverture et leurs efforts seront mis à mal par la tension qui règne dans la cité: drogue, violence, confrontations de bandes rivales; il semblerait qu’une guerre peut en cacher une autre.
Le succès aussi bien public que critique de ses précédents films pouvait laisser croire que Jacques Audiard avait trouvé une recette miracle et qu’il ne lui restait plus qu’à la resservir ad vitam æternam. Pourtant, Dheepan représente une réelle prise de risque de sa part, sans aucun doute la plus grande depuis ses débuts. En passant des trois cartons successifs que furent De battre mon cœur s’est arrêté, Un prophète et De rouille et d’os – tous trois des films d’auteur saupoudrés d’un amour du genre et portés par un casting très vendeur – à un film majoritairement tourné en tamoul avec des acteurs non professionnels, le cinéaste remet en question son statut. Ce décentrement linguistique additionné à l’absence de véritable tête d’affiche apparaît comme une rupture pour celui qui a dirigé certains des plus grands noms du cinéma francophone (Jean-Louis Trintignant, Mathieu Kassovitz, Albert Dupontel, Sandrine Kiberlain, Philippe Nahon, Vincent Cassel, Emmanuelle Devos, Romain Duris, Niels Arestrup, Mélanie Laurent, Tahar Rahim, Matthias Schoenaerts, Marion Cotillard…).
Cette absence de célébrités auxquelles le public saurait se rattacher est certainement la meilleure chose qui pouvait arriver à Audiard, au sens où elle peut être perçue comme un affranchissement. En effet, profitant de sa renommée désormais établie, le cinéaste mise pour la première fois sur son seul nom. Nous ne pouvons nous empêcher de voir un lien entre ce casting pratiquement anonyme et le fait que Dheepan semble opérer un retour à l’essence même du cinéma de Jacques Audiard. Cette modestie sert indéniablement la qualité et la vraisemblance du récit. Elle oriente notre regard sur l’essentiel : le chemin de résilience de Dheepan et sa cohabitation forcée avec Yalini et Illayaal. D’ailleurs, contrairement à ce que laisse supposer le titre du film, c’est l’ensemble des protagonistes qui représente un intérêt. Plus que le parcours d’un seul personnage, Dheepan développe avec pudeur la manière dont les trois membres de cette famille artificielle seront forcés de faire du vrai avec du faux. La façon dont Audiard traite la naissance du désir et du lien authentiques là où tout n’était que simulacre est passionnante. C’est justement au moment où Dheepan se prend à reconsidérer son attachement à sa fausse famille qui gagne des airs de cellule fantasmée que le personnage retrouve sa volonté de se battre pour défendre les siens. Le basculement dans une seconde partie plus radicale, où le drame social fait place au vigilante, s’explique alors pleinement.
Cette simplicité du récit retrouvée se voit renforcée par une mise en scène moins tape-à-l’œil que dans les précédents films du réalisateur. Le récit elliptique des premières minutes laisse rapidement la place à une chronique presque ordinaire d’un recommencement. Les effets de caméra sont rares, ce qui le rend d’autant plus puissants, à l’image de ce long plan grue, seul mouvement vertical du film qui, bien loin de représenter une envolée libératrice pour le personnage, termine de l’enfermer au milieu des HLM qui masquent l’horizon et sur lesquels patrouillent des guetteurs menaçants.
En ponctuant Dheepan de visions oniriques – qui permettent au film de dépasser le statut de simple œuvre sociale en lui donnant une autre dimension, faite d’imaginaire et de symbolisme – et en osant un basculement dans une partie finale plus radicale – où le drame fait place au vigilante –, Audiard propose un savant mélange de film de scénaristes et de liberté narrative où l’intimisme et le romanesque se conjuguent. À l’arrivée, c’est une Palme d’or méritée.